Valéry et Kant：ce rapprochement peut susciter aujourd'hui encoreune impression fortement négative. Représentant les philosophes， Kantétait continûtment en butte aux critiques implacables de Valéry， commeon peut le constater dans les Cahiers ou dans des oeuvres telles queLéonard et les philosophes. Pourtant，bien des textes montrent aussi queValéry se confronta à la pensée kantienne avec une grande estime. Sesconnaissances sur la philosophie transcendantale sont， certes， loin d'êtreprécises， et fourmillent de méprises trop faciles. Valéry avoue en effetvers la fin de sa vie：«J'ai peu lu de Kant ça et là， dans une vieille etmauvaise traduction， des pages de la Crit[ique] de la Raison pure» (C，XXVI，783)。 Mais nul doute que ce livre， bien que lu de façon libre，étaitcher à Valéry dès la première approche vers 1900. Les Cahiers de cetteépoque (Carnet R/122 BIS， C. int.， II ； Dictée à Jeannae， C. int.， III)comportent de nombreuses analyses sur la première Critique， ettémoignent d'une lecture attentive de la traduction de Tissot.   Le nom de Kant figure dans la liste， notée vers 1891， des philosopheset des savants que Valéry ne connaissait pas (NA，I， fo 222). Mais dès lesannées 1890， quelques notes sur Kant jalonnent les Cahiers et les manu-scrits， et apportent des preuves des contacts qui eurent lieu par plusieursbiais. Il y aura eu， par exemple，l'initiation par Eugène Kolbassine，fournissant â Valéry des connaissances de la pensée mathématique deKant.   Deux philosophes semblent encore importants， si l'on veut compren-dre les biais par lesquels Valéry aborda le kantisme. Friedrich Lange，toutd'abord， avec son Histoire du matérialisme. La lettre à Gide du 27novembre 1893 atteste la lecture de ce livre par Valéry. Ce philosophepostkantien développe， après Helmholtz， une théorie matérialistekantienne， s'appuyant sur la psychologie physiologique et le déterminismedes phénomènes.    Hoëne Wronski， que Valéry découvrit avant Lange， et sur lequel illaissa quelques notes de lecture， fut une autre approche de la pensée deKant par Valéry. Wronski reproche à Kant et aux postkantiens， d'avoirintroduit une distinction fondamentale entre le savoir et la Chose en soi.Ce philosophe mystique propose de dépasser la connaissance limitée auxphénomènes， et d'atteindre par l'intuition de l'Absolu l'unité de la réalité.   En outre， il conviendrait de tenir compte de la direction générale ducourant d'idées de l'époque. Après l'effondrement de l'idéalisme spéculatifallemand， la philosophie s'imposait une attitude rigoureusementantispéculative et renouait avec Kant， en se jetant dans le criticisme.Presque l'ensemble de la philosophie de la seconde moitiédu XIXe siècles'imprégnait de cette tendance du retour à Kant， que ce soit par l'inter-médiaire de Schopenhauer ou à travers les nombreuses écoles néokantien-nes qui se formèrent autour de 1870. Portant une attention particulière àla méthode psychologique， ce nouveau mouvement philosophique donnalieu à l'éclosion d'une psychologie expérimentale revendiquant son statutlégal dans le monde scientifique， au même titre que la physique naturelle.C'est ainsi que la psychologie empirique， née en Allemagne， connut unsuccès croissant， et exerça vers la fin du XIXe siècle une grande influencesur la psychologie physiologique en France.   En retenant ces approches directes et indirectes， nous nous proposonsici d'examiner les réflexions que Valéry lui-même laissa dans ses écrits；après avoir rappelé， dans leurs grandes lignes， les appréciations et surtoutles reproches que Valéry adressa à Kant，à propos de la première Critique，nous essayerons de comprendre jusqu'à quel point le kantisme interférasur le Systéme valéryen.